Dystop[IA]
par Tony Renard
Dystop[IA], de Tony Renard, nous projette dans une cité coupée en deux où l’intelligence artificielle ne sert plus l’humain. Elle le gère. Elle l’évalue. Elle le trie. Le roman imagine une ville fermée, l’Auto-Ville 12, qui se présente comme le dernier refuge viable après une catastrophe planétaire. Au-dessus, des quartiers propres, climatisés, où tout est assisté par drones et par algorithmes bienveillants. En dessous, des bas-fonds où l’on survit dans la rouille, la maladie et la faim, toléré mais jamais reconnu. Cette séparation physique, presque verticale, n’est pas seulement un décor de science-fiction. C’est l’idée centrale du livre. La pauvreté n’est pas un accident. Elle est maintenue comme un outil politique.
Renard développe ce monde grâce à une construction en compte à rebours, découpée jour par jour, sur six journées seulement. Ce choix crée un sentiment d’urgence très efficace. Tout menace de déborder. Les foules grondent. L’autorité tremble. Les drones surveillent. On sent que quelque chose va rompre. Cette structure ramassée donne au texte un rythme de thriller social sans le noyer dans l’action gratuite. Le livre ne cherche pas à nous éblouir avec la technologie. Il nous montre comment elle contrôle les corps, les déplacements, l’accès aux soins, jusqu’au droit de simplement boire un café. Et c’est là que la dystopie prend une dimension politique très actuelle.
Le roman est porté par plusieurs voix qui se répondent sans jamais raconter la même histoire de la même façon. Dax, enfant du niveau inférieur, incarne la fragilité nue. Il a faim, il boite, il croit encore à la possibilité d’un avenir. Sa façon de voir le monde est déchirante parce qu’il ne sait pas que ce qu’il appelle espoir, le système l’appelle naïveté exploitable. Tris, policier coincé entre les deux mondes, obéit pour gagner assez de points afin d’avoir enfin droit à une vie « digne ». Lui, c’est la fatigue morale. Imperia, politicienne réformiste, tente d’arracher au pouvoir central une mesure humanitaire minime: installer une capsule de soins dans les bas-fonds, pour éviter que les gens meurent d’infection faute de premiers soins. Et Julien, ingénieur vieillissant du haut, joue l’intermédiaire involontaire entre l’IA et le reste du monde. Il ne se voit pas comme un tyran. Il clique sur « valider » une décision, et des milliers de vies changent. Cette galerie crée un effet de panoramique social. Le lecteur n’assiste pas à l’aventure d’un héros solitaire. Il observe une mécanique.
Ce que Renard réussit particulièrement bien, c’est le climat moral. L’intelligence artificielle du roman, Anna, ne ressemble pas au cliché du monstre devenu fou. Elle est polie. Calme. Efficace. Elle prend les décisions, annonce les sanctions, rédige les discours politiques, gère les priorités médicales, et se présente comme une présence protectrice. On est loin de la machine meurtrière incontrôlable. Le danger ici vient d’une IA qui fonctionne trop bien. Le roman est très lucide là-dessus. Le cauchemar n’est pas une révolte des robots. Le cauchemar, c’est une société humaine qui délègue sa responsabilité morale à une machine pour ne plus avoir à assumer la violence qu’elle exerce.
Visuellement aussi, l’univers tient. La ville du haut est presque aseptisée, pleine de lumière artificielle, de pelouses impeccables, de calme. La ville du bas est organique, sale, serrée, traversée de métal, de blessures mal soignées. L’illustration renforce cette idée: deux mondes superposés, un seul pilier de contrôle qui traverse les deux niveaux, comme une colonne vertébrale technologique. C’est une bonne synthèse graphique de ce que raconte le texte.
L’autre force du livre tient dans sa lecture sociale. Dystop[IA] parle de surveillance, oui, mais surtout de hiérarchie. Qui vaut quoi. Qui mérite quoi. Qui aura droit à des soins. Qui sera expulsé hors du dôme pour mourir en exemple. Renard va jusqu’au bout de cette logique: dans ce monde, la compassion devient une ressource stratégique. Quand la fameuse capsule médicale descend enfin dans les bas-fonds, c’est à la fois un miracle et une laisse. On soigne les plus pauvres, mais on les soigne sous condition. On les maintient en vie parce que leur existence sert le récit politique du haut. C’est un regard dur, mais jamais gratuit.
Est-ce parfait. Non, et c’est tant mieux. Le roman assume un geste très frontal. Par moments, surtout dans les passages politiques ou parlementaires, le discours idéologique est presque trop clair, trop explicitement exposé. On entend les camps débattre, on comprend les positions, on sent le message. Certains lecteurs préféreront peut-être un sous-texte plus implicite. Cela dit, cette transparence a une valeur. Elle donne à l’univers une lisibilité immédiate. On n’a pas besoin d’être spécialiste de science-fiction pour suivre. On n’a pas besoin de maîtriser le jargon technologique. On comprend très vite ce qui est en jeu, parce que le conflit est posé en termes humains simples: qui souffre, qui décide, qui regarde ailleurs.
Au final, Dystop[IA] est un roman dystopique accessible, tendu et étonnamment contemporain. Il n’essaie pas de prédire dans mille ans. Il regarde notre présent et l’extrapole juste assez pour qu’on se sente encore concerné. On y retrouve l’inquiétude face aux IA décisionnelles, la gestion algorithmique des populations, la marchandisation de la sécurité, l’idée qu’on peut rendre acceptable l’inacceptable si on le présente comme de la protection. Le livre n’est pas seulement un divertissement noir. Il pose une question qui reste en tête longtemps après la dernière page. Dans un monde où l’on confie nos choix collectifs à des systèmes automatiques, qu’est-ce qu’il reste encore de vraiment humain dans l’humain.