Blaise Martineau

Couverture du livre Les Détenteurs du Don

Les Détenteurs du Don

par Maureen Gerby

Oubliez la facilité des récits où le héros se découvre une destinée extraordinaire au détour d’un chemin balisé. Dans Les Détenteurs du Don, Maureen Gerby nous jette sans ménagement dans le grand bain d’une humanité fragmentée, éparpillée aux quatre coins du globe, pour mieux la recoudre fil par fil, vie par vie. Ce premier tome de la saga Les Avaleurs de Vie ne se contente pas de flirter avec le fantastique contemporain ; il l’utilise comme un scalpel pour disséquer ce qui nous lie les uns aux autres à travers les siècles : la mémoire.

Dès l’ouverture, le roman impose une géographie vertigineuse. De la poussière des réserves du Dakota du Sud aux néons clinquants de Séoul, en passant par les ruelles de Paris, l’autrice orchestre une polyphonie ambitieuse. Nous ne suivons pas un protagoniste, mais dix. Dix âmes perdues, brisées ou en quête de sens, qui se réveillent un matin avec une étrange sensation de « déjà-vu », des compétences qu’elles n’ont jamais apprises et des visages inconnus qui se superposent au leur dans le miroir. C’est là que réside le « Don » : non pas un super-pouvoir hollywoodien, mais une reconnexion brutale, presque violente, avec ses incarnations passées.

Au cœur de cette tempête, il y a Kayla Midthunder. Personnage farouche, sculpté dans la douleur du deuil et la fierté de ses origines sioux, elle est l’ancrage émotionnel du récit. Maureen Gerby réussit avec elle un tour de force : rendre tangible la résistance psychologique face à l’inconnu. Kayla ne veut pas être une héroïne ; elle veut juste qu’on la laisse tranquille. Son antagonisme immédiat avec Soo-ho, l’héritier coréen froid et arrogant, ne relève pas du simple cliché « enemies-to-lovers ». C’est un choc des cultures et des traumatismes. Lui est écrasé par un père tyrannique et les responsabilités d’un empire financier ; elle est hantée par la mort de son jumeau. Leur dynamique, faite de piques acerbes et d’une reconnaissance d’âme à âme qui les dépasse, donne au livre son rythme cardiaque.

L’écriture de Gerby se distingue par sa sensorialité. Elle ne décrit pas la magie, elle la fait suer et saigner. L’apprentissage du Don n’a rien d’une révélation mystique éthérée ; c’est un sport de combat. Sur l’île de Jeju, où le groupe trouve refuge, l’ambiance oscille entre la colonie de vacances pour adultes dysfonctionnels et le camp d’entraînement militaire. Les scènes de méditation, dirigées par Pema, une bouddhiste tibétaine à qui l’on a refusé l’ordination à cause de ce don encombrant, sont décrites avec une précision clinique. On y ressent la douleur physique de l’immobilité, le fracas des souvenirs qui remontent, la migraine qui broie les tempes. C’est une approche incarnée du fantastique qui ancre le récit dans une réalité palpable : renaître, nous dit l’autrice, est un processus douloureux.

Cependant, une œuvre d’une telle densité ne va pas sans certains défis structurels. Aux environs des trois quarts du roman, alors que l’entraînement s’intensifie à Jeju, le récit souffre par moments d’un certain piétinement. La volonté louable d’expliquer le fonctionnement mécanique et spirituel du Don, à travers de longs dialogues didactiques (notamment via le personnage du mentor, Monsieur Park), tend parfois à désamorcer la tension dramatique. On sent l’autrice passionnée par son univers, désireuse de transmettre chaque nuance de sa mythologie, au risque de transformer certains échanges en cours magistraux.

De même, la gestion d’un casting aussi large est un exercice de funambule. Si Kayla, Soo-ho et Pema bénéficient d’une psychologie fouillée, certains membres du groupe, comme Anders ou Liam, peinent parfois à exister au-delà de leur archétype (le rigolo de service ou le conciliateur), avant que la fin du roman ne leur offre heureusement plus de substance. Cette dilution de l’attention peut, par instants, empêcher le lecteur de s’investir émotionnellement dans le sort de chacun, créant une distance là où l’on voudrait de l’intimité.

Mais ces quelques fragilités s’effacent devant la puissance du propos final. Car la menace qui rôde n’est pas seulement physique. Les « Avaleurs de Vie », ces entités qui traquent nos héros pour se nourrir de leur essence et de leurs souvenirs, sont une métaphore glaçante de l’oubli et de la déshumanisation. La confrontation finale, dans un entrepôt sordide, est d’une violence inouïe qui tranche avec la lenteur de l’apprentissage. Gerby n’épargne personne. Elle nous rappelle que la résilience ne se construit pas sans cicatrices. La scène où les protagonistes sont torturés non seulement dans leur chair, mais dans leurs chakras, leur lien vital à l’univers, est un moment de bravoure littéraire qui prend aux tripes.

Les Détenteurs du Don est un roman de reconquête. Reconquête de soi, de son histoire, et de cette famille que l’on se choisit. C’est un livre qui demande au lecteur d’accepter de lâcher prise, de se laisser bousculer par une narration qui prend son temps pour mieux frapper. Maureen Gerby signe ici une œuvre généreuse, imparfaite dans sa démesure mais profondément humaine, qui nous laisse, à la dernière page, avec le sentiment impérieux que nous ne sommes jamais vraiment seuls. Une porte s’est ouverte, et il nous tarde déjà de la franchir à nouveau.

À propos de ma démarche

Je suis Blaise Martineau, critique littéraire passionné par les chemins multiples qu’emprunte l’écriture. Mon regard se déploie aussi bien sur l’essai philosophique que sur les romans de fiction, de la science-fiction la plus visionnaire aux drames les plus intimes.

J’ai un intérêt marqué pour les récits où s’affirment des figures féminines fortes, ainsi que pour tout ce qui touche au féminisme et aux luttes d’émancipation. Ce qui m’attire avant tout, c’est l’exploration des fragilités humaines, de nos contradictions, de cette imperfection qui nous rend profondément vivants.

Si vous êtes autrice ou auteur et que vous souhaitez un regard attentif, sensible et rigoureux porté sur votre œuvre, je serai heureux de découvrir votre univers et de le partager à travers mes critiques.

Ex Spiritu : Ce pseudonyme, qui signifie « de l’esprit » en latin, est au cœur de ma démarche. Une œuvre littéraire n'est pas qu'une simple structure de mots ; elle est une manifestation de l'esprit, une conscience qui prend forme. Ma critique se veut donc une lecture qui va au-delà de la surface pour dialoguer avec cette essence, pour sonder l'intention, l'émotion et la pensée qui animent le texte. C'est une tentative de capter le souffle de l'œuvre, son esprit vivant.