Les jours enfuis de Béatrice
par Sylvain Namur
Les jours enfuis de Béatrice est un roman qui frappe d’abord par l’ampleur de ses intentions. À travers Béatrice, mais aussi Alphonse, Clément et Jules, l’auteur s’attaque à des thèmes universels et douloureux : le racisme, l’homophobie, le deuil, les amours contrariés, la transmission familiale. Ces personnages, parfois esquissés dans leur solitude, parfois réunis dans leurs blessures partagées, forment une mosaïque humaine qui veut embrasser la complexité du monde contemporain.
Ce qui retient l’attention, c’est la sincérité du projet. Le livre ne cherche pas à flatter ni à se plier aux attentes d’un lectorat avide de facilité. Il s’inscrit plutôt dans une volonté de témoigner, de poser un regard lucide sur des destins fragilisés, de donner une voix à celles et ceux qu’on relègue souvent dans l’ombre. À travers cette démarche, on sent un auteur profondément habité par son sujet, prêt à expérimenter pour faire entendre une vérité intime.
L’expérimentation formelle est d’ailleurs au cœur du livre. L’absence volontaire d’auxiliaires, choix radical, confère au texte une cadence singulière, presque rugueuse. Ce parti pris peut dérouter, mais il témoigne d’une recherche d’authenticité, comme si l’auteur avait voulu épurer la langue jusqu’à son ossature pour laisser apparaître une émotion brute. De la même façon, l’ajout d’une bande sonore disponible sur YouTube, conçue comme une « trame sonore originale » du roman, inscrit l’œuvre dans une approche transmédiatique. On lit, mais on peut aussi écouter, comme si l’histoire se prolongeait dans un autre médium, dans une autre vibration.
Cette audace n’est cependant pas sans limites. Le foisonnement des thèmes, la densité des trajectoires, l’écriture volontairement dépouillée peuvent parfois diluer l’attention du lecteur. L’intrigue, en cherchant à tenir ensemble tant d’expériences et de blessures, perd par moments en clarté. Mais ces fragilités font aussi partie de la texture du livre. Elles rappellent que nous sommes devant une œuvre qui n’a pas peur de s’exposer telle qu’elle est : imparfaite, mais profondément habitée.
C’est peut-être là sa valeur la plus précieuse. On lit Les jours enfuis de Béatrice non pas comme un roman parfaitement poli, mais comme un geste littéraire sincère, presque brut, où chaque aspérité raconte quelque chose du cheminement de l’auteur. On peut y voir un laboratoire d’écriture, un lieu où l’expérimentation côtoie la confession, et où l’on pressent que ce qui compte, ce n’est pas tant l’efficacité narrative que la tentative de dire l’indicible.
En fin de compte, Les jours enfuis de Béatrice est un livre qui se reçoit comme un témoignage. Il s’adresse aux lecteurs qui acceptent de se confronter à un texte qui ne cède pas aux codes habituels, qui ose bousculer par sa forme comme par ses thèmes. Ceux-là trouveront, derrière ses fragilités, une œuvre touchante et singulière, animée par un véritable souffle. On en ressort avec l’impression d’avoir croisé une voix qui, malgré ses limites, a choisi de dire ce que tant préfèrent taire : la fragilité, la différence, l’amour blessé mais tenace.